Les principes du financement féministe

Les principes du financement féministe

Introduction

Fondée en 1977, Astraea est une des premières organisations du monde à œuvrer pour le financement des femmes et le seul fonds consacré exclusivement aux droits LBTQI à l’échelle mondiale. À travers l’octroi de subvention, le renforcement des capacités, le plaidoyer philanthropique, les médias et la communication, nous soutenons des activistes et des artistes brillant·e·s et courageux·ses qui défient l’oppression et sèment les graines du changement social. Nous sommes un des principaux bailleurs de fonds des mouvements LBTQI pour la justice de genre, raciale et économique du monde entier.

Nos fondatrices - un groupe de femmes activistes aux origines raciales et sociales diverses – aspiraient à créer un mouvement de femmes dont la direction serait assurée par des lesbiennes et des femmes racisées. Depuis plus de 4 décennies, Astraea soutient de façon unique les droits des femmes et les mouvements LBTQI qui oeuvrent à l’intersection de la justice raciale et de genre, de l’autonomie corporelle, des droits sexuels et de l’autodétermination.

Notre mécanisme de subvention est enraciné dans le féminisme — une identité politique qui remet en cause les normes oppressives et les rapports de pouvoir. Nous sommes attaché·e·s à un féminisme intersectionnel qui s’inscrit dans le cadre de d’une plus vaste lutte pour la justice sociale tout en ayant conscience que le sexisme, la transphobie, l’homophobie, la misogynie et les normes de genre restrictives portent préjudice à tou·te·s. Le féminisme est un cadre qui nous permet de discuter efficacement de la façon dont les corps, la sexualité et le genre entrent en interaction avec l’oppression fondée sur la race, la classe et d’autres aspects de l’identité et du vécu. La justice sociale est le fondement de notre féminisme et nous soutenons en particulier les mouvements de personnes noir·e·s, indigènes, racisées et du Sud Global, ainsi que leur direction.

En tant que fonds féministe, nous sommes convaincues que les approches les plus solides pour atteindre la justice sociale tournent autour des besoins et des visions des populations confrontées à des oppressions multiples. Nous sommes convaincues qu’il est de notre responsabilité de redistribuer de l’argent en vue de mécaniquement redistribuer le pouvoir, afin que les militant·e·s, les organisations et les communautés contrôlent les programmes des mouvements.

Aujourd’hui, après plus de 40 ans d’activité, le financement et le renforcement des mouvements féministes sont les piliers de notre action. Les principes du financement féministe invitent à adopter une pratique réfléchie et rigoureuse, consciente de la puissance d’un octroi ciblé des subventions. Ces principes peuvent être appliqués à différentes stratégies organisationnelles, zones géographiques prioritaires et théories du changement. Nous les proposons pour partager les leçons que nous avons apprises au cours de ces 40 dernières années par rapport aux enjeux du soutien à apporter aux activistes en première ligne pour réaliser un changement social durable.

Les principes

1. Accorder des subventions aux personnes les plus touchées par l’oppression fondée sur le genre

Pour avancer dans le sens de l’égalité et de la justice de genre, il faut mettre au cœur de son action les priorités des personnes confrontées à la discrimination, à la violence et à l’oppression fondée sur l’identité de genre, l’expression de genre, la sexualité et/ou les caractéristiques sexuelles. Pour lutter efficacement contre la violence basée sur le genre, par exemple, la philanthropie doit s’attaquer aux préjudices spécifiques auxquels sont confronté·e·s les femmes LBTQI et les personnes non-binaires qui sont les cibles de violences qui visent à imposer des normes de genre discriminatoires. Nous devons élargir les notions traditionnelles de genre afin que les programmes consacrés aux femmes atteignent toutes les femmes, y compris les femmes trans et cis, ainsi que les personnes qui s’identifient comme non-binaires. Avec cette optique, le financement veille non seulement à ce que personne ne soit laissé·e de côté mais il entraîne aussi un changement plus significatif : lorsque les efforts déployés pour le changement social sont menés par les personnes les plus concerné.e.s et donnent la priorité à leurs expériences, tout le monde en profite.

Coup de projecteur sur un partenaire bénéficiaire : Anti-Domestic Violence Organizing, Asie de l’Est

Manifestation de migrant·e·s à Taipei, mars 2018 Crédit: Lennon Ying-Dah Wong; obtenu via Flickr

Un des partenaires bénéficiaires d’Astraea, situé en Asie de l’Est et dirigé par des lesbiennes, a travaillé en étroite collaboration avec des associations de défense des droits des femmes et des alliances féministes pour l’adoption de la première législation nationale contre la violence domestique. Ce bénéficiaire s’est allié à des associations de défense des droits des femmes pour faire en sorte que la proposition de loi soit la plus inclusive possible. Cette action conjointe a finalement réussi à rendre la loi neutre dans le genre et assez large pour inclure des protections pour les couples non mariés, tout en maintenant une définition large de la violence domestique, qui inclut les violences psychologiques. Chacune de ces dispositions étaient essentielles pour veiller à ce que les communautés LGBTQI puissent s’appuyer sur cette loi pour sécuriser les services et les protections face à la violence familiale et la violence commise par un partenaire intime. Globalement, le plaidoyer de ces organisations a contribué à l’adoption d’une loi plus progressiste, qui offre une protection plus large à un plus grand nombre de femmes.

2. Accorder des subventions à l’intersection des mouvements de défense des droits de femmes et de libération des LGBTQI

Les donateur·ice·s abordent souvent les droits des femmes et les questions LGBTQI de façon cloisonnée, mais les militant·e·s tout comme les opposant·e·s aux droits des femmes et des personnes LGBTQI savent pertinemment que ces enjeux sont intimement liés. Par exemple, dans bon nombre de régions du monde, les mouvements de « l’idéologie du genre » ou « anti-genre » aspirent à mettre fin aux avancées obtenues pour les droits des femmes et des personnes LGBTQI en ciblant le mariage, l’identité de genre, l’avortement et la contraception, en prétendant protéger les valeurs de la famille tout en promouvant des notions rétrogrades sur les rôles de genre.1 De nombreuses associations de défense des droits des personnes LBTQI et des femmes se mobilisent pour combattre ces menaces et créer des conditions propices au renforcement de la solidarité. En soutenant des groupes concernés à la fois par les droits des femmes et des personnes LBTQI, les donateur·ice·s peuvent contribuer à poser des bases plus solides pour combattre ces forces anti-genre. En réalité, les militant·e·s LBTQI sont souvent aux premiers plans et à la tête des mouvements féministes mais illes ne reçoivent pas de soutien pour ce travail. En 2014-2016, par exemple, seuls 9% des groupes trans2 et 18% des groupes intersexes3 ont perçu des fonds réservés au financement en faveur des droits des femmes, et ce, malgré la participation de nombreux groupes trans et intersexes à la mobilisation féministe à travers le monde.

Coup de projecteur sur un partenaire bénéficiaire : Women’s Initiatives Supporting Group (WISG), Géorgie

Course des Sœurs Queers de WISG, 2018 Crédit: Women’s Initiatives Supporting Group

WISG est une organisation féministe dirigée par des personnes LBT qui œuvre à assurer la pleine participation sociale, politique, économique et culturelle de toutes les femmes en Géorgie. Cette organisation est à l’avant-garde des mouvements féministes et LGBTQI, et plaide en faveur d’un programme politique partagé pour lutter contre la montée du mouvement anti-genre. En étroite collaboration avec des partenaires issus de la société civile, WISG conduit les efforts de plaidoyer national au sujet du harcèlement sexuel, de la violence basée sur le genre et de la reconnaissance légale du genre. Grâce à son action conjointe avec l’alliance Coalition for Equality, WISG a remporté une de ses plus grandes victoires avec l’adoption d’une législation nationale complète contre la discrimination, qui inclut des dispositions sur les protections fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, de même que le sexe, en dépit de l’opposition acharnée de l’Église orthodoxe de la Géorgie et d’autres groupes conservateurs. Ce groupe suit actuellement la mise en œuvre de la loi en question.

3. Appliquer une optique intersectionnelle et éliminer les cloisonnements en matière de financement

S’ils veulent consolider efficacement leur pouvoir, les mouvements ne peuvent pas fonctionner de manière isolée. L’intersectionnalité, un terme que l’on doit à Kimberlé Crenshaw et qui soulève la question de l’oppression spécifique dont souffrent les femmes noires,4 repose sur l’idée que les personnes ont des identités multiples et stratifiées, qui comprennent mais ne se limitent pas à la race, au genre, à la sexualité, à la classe et aux capacités. L’oppression est alors amplifiée de manière exponentielle pour les personnes qui vivent dans ces intersections.

Il est impératif d’accorder des subventions précisément dans ces intersections privées de pouvoir, de liberté et de droits—et de limiter la voracité des mouvements—si nous voulons instaurer un changement significatif et durable. Par exemple, la lutte pour la justice raciale est intimement liée à un certain nombre d’autres questions, telles que les droits sexuels et reproductifs, la justice pour les migrants et les droits des travailleur-se-s du sexe, car les personnes racisées sont touchées de façon disproportionnée par les politiques de santé, d’immigration, de travail et de justice criminelle. De même, les personnes LGBTQI sont souvent les premières à subir les effets de l’injustice économique, et les communautés les plus pauvres sont les plus défavorablement impactées par les conséquences du changement climatique. Financer des mouvements de façon intersectionnelle signifie affronter les plus grands problèmes systémiques de l’injustice. Cela permet également aux communautés de renforcer leur pouvoir de façon conjointe. Les donateur·ice·s qui souhaitent venir à bout des cloisonnements de financement fondés traditionnellement sur l’identité ou sur des questions spécifiques afin de financer des mouvements et des communautés créent des perspectives de changements significatifs.

Coup de projecteur sur un partenaire bénéficiaire : alQaws for Sexual & Gender Diversity in Palestinian Society, Palestine

Scène extraite d’une vidéo éducative d’alQaws Crédit: alQaws

Astraea soutient alQaws depuis plus de 10 ans en raison de sa puissante politique intersectionnelle en faveur des questions LGBTQ dans le contexte plus général des luttes pour la justice sociale. Née d’une organisation communautaire, alQaws agit pour construire une société dynamique et juste, qui célèbre la diversité des sexualités et des genres. Outre le renforcement communautaire, le développement du leadership et les services de conseil, alQaws s’investit dans les changements culturels pour transformer les normes sociales palestiniennes. Son travail est fondamentalement transversal et intersectionnel. Comme le dit alQaws, « Pour la société palestinienne, tout le travail communautaire est touché par le colonialisme et l’occupation israélienne... notre engagement en faveur du soutien et du renforcement des communautés queer/LGBT palestiniennes va de pair avec notre vision de l’autodétermination d’une société palestinienne exempte de toute forme d’oppression. » AlQaws travaille à la construction d’une analyse et d’une stratégies partagées par l’ensemble des secteurs de la société civile et des mouvements de justice sociale, y compris en formant les organisations de défense des droits humains, féministes et sanitaires sur les thématiques du genre et de la diversité sexuelle. Ce faisant, alQaws suscite un débat intellectuel dans les espaes publics et universitaires ; et participe à la production culturelle et médiatique. À titre d’exemple, son mensuel « Hawamesh Discussion Series » traite de sujets traditionnellement perçus comme marginaux, comme les questions LGBTQ et les relie aux plus larges débats politiques et sociaux. Grâce à ce travail, la société civile et les médias palestiniens ont désormais une approche plus inclusive en matière de questions LGBTQ.

4. Fournir un financement de base flexible et durable aux activistes

Astraea est convaincue que les personnes les plus proches des problèmes à régler sont les mieux placées pour fixer leurs propres priorités et décider de l’orientation des fonds. Nous accordons des financements de base flexibles car cela permet aux partenaires bénéficiaires de définir par eux-mêmes leurs programmes, répondre aux changements de contexte, saisir des occasions inattendues, couvrir leurs frais de fonctionnement, et investir les fonds là où ils font le plus défaut. En 2018, 70% de nos subventions ont permis de soutenir le fonctionnement général des organisations ; en comparaison, seulement 20% du financement des 1 000 fondations les plus importantes était destiné au soutien général.5 En outre, plus de 80% de nos financements étaient des renouvellements. Nous privilégions des associations sur le long terme, souvent sur une période de 5 à 10 ans, car le changement social prend du temps et n’a pas lieu en l’espace de 12 mois. Les donateur·ice·s qui s’investissent dans un changement significatif doivent s’engager sur le long terme.

5. Accorder des subventions aux efforts pour réaliser des changements sociaux et culturels dans le cadre du changement juridique et politique

Le changement social est complexe ; il comporte de nombreuses dimensions et il faut progresser dans toutes celles-ci. Les mouvements féministes solides et autonomes sont les vecteurs du changement politique pour les droits des femmes, compte tenu de leurs capacités à formuler les besoins, à faire évoluer l’opinion publique et à exiger des mutations institutionnelles qui reflètent ces besoins.6 Les changements juridiques et politiques sont nécessaires, mais ils ne suffisent pas à eux seuls pour influer sur la vie des gens ; les normes sociales doivent évoluer en parallèle pour que les lois et les politiques soient mises en place et pour faire la différence significative.

Financer le travail pour un changement culturel, que ce soit par le biais de l’activisme artistique ou des communications stratégiques, est essentiel pour faire évoluer les mentalités et les sentiments, appliquer les politiques et protéger leurs progrès, et transformer les pratiques oppressives. Une évaluation menée récemment sur les subventions d’Astraea axées sur les politiques a montré qu’un des principaux résultats a été le soutien apporté aux partenaires bénéficiaires pour faire évoluer les discours dominants sur le genre et la sexualité et le renforcement de la compréhension du public sur les questions LGBTQI dans leurs contextes nationaux.7 Si le leadership communautaire joue un rôle majeur pour que le changement devienne une réalité, l’organisation communautaire et le renforcement de la base sont aussi des composantes nécessaires d’une stratégie efficace de financement des changements de politiques.

Coup de projecteur sur un partenaire bénéficiaire : Colectivo No Tiengo Miedo, Pérou

Les communautés LGBTQI du Pérou sont faiblement protégées sur le plan juridique et elles sont confrontées à des taux élevés de violence et de discrimination. Le Colectivo No Tengo Miedo (NTM) est un collectif LGBTQI composé de jeunes artistes, militant·e·s et universitaires qui a fait un usage stratégique de l’activisme culturel, de l’organisation numérique et de la mobilisation communautaire pour faire évoluer les discours publics sur les communautés LGBTQI. C’est ce qui a permis à l’organisation de faire des avancées significatives vers les changements juridiques et de politiques. Sa campagne multimédia #YOTRANSformo, menée à travers tout le pays, a incité des personnes trans et non conformes dans le genre à partager leurs histoires personnelles à l’aide de vidéos fortes, dont beaucoup sont devenues virales ; ce groupe a aussi lancé la campagne en ligne « Visibles Somos Mas Fuertes », pour donner davantage de visibilité à la communauté. NTM a aussi publié un rapport sur la violence à l’égard des communautés LGBTQI, la toute première recherche et collecte de données sur ce sujet, ce qui a conduit l’Institut national de Statistiques et d’Informations du Pérou à développer sa première enquête sur les communautés LGBTQI au Pérou, pour laquelle NTM a fourni une assistance technique cruciale. Chacune de ces campagnes a eu un impact considérable sur la perception et le discours public à propos des personnes LGBTQI. NTM s’est servi de ce travail pour négocier des engagements politiques, de telle façon que tous les candidats aux élections municipales de Lima ont accédé à la plateforme pour les droits des personnes LGBTQI, en 2017.

6. Aider au renforcement de mouvements transversaux et transrégionaux

Avec la montée des gouvernements autoritaires et des mouvements liberticides à travers le monde, nos droits humains sont menacés de toutes parts. Les associations féministes et LBTQI ont besoin d’espaces pour créer des ponts entre différentes questions etfrontières, afin d’établir des relations, de partager des informations et de définir des stratégies en matière de leadership, de recherche, de plaidoyer et d’action collective. Subventionner les rassemblements, en particulier lorsqu’ils sont dirigés par ou conçus avec des activistes, est une stratégie efficace pour initier des collaborations et consolider les partenariats. Les donateur·ince·s peuvent soutenir ce type d’échanges entre pair·e·s et de possibilités d’apprentissage en établissant des liens entre les programmes nationaux et régionaux et en nouant un dialogue avec les partenaires bénéficiaires pour évoquer leurs besoins les plus pressants.

Les donateur·ice· peuvent simultanément renforcer une analyse transversale dans leurs propres portefeuilles. Par exemple, lorsque des stratégies visant à s’attaquer au changement climatique sont envisagées, on peut tirer de bonnes leçons des mouvements de justice climatique ancrés dans le féminisme, qui intégrent la justice de genre, raciale, économique et migratoire et qui promeuvent les infrastructures et les biens communautaires.

Coup de projecteur sur le renforcement des mouvements: Rencontre sur la solidarité numérique, Asie centrale et Europe de l’Est

Réunion sur la solidarité numérique d’Astraea, de l’Urgent Action Fund, et de Labrys au Kirghizistan, 2018. Crédit: Labrys Kyrgyzstanq

En 2018, Astraea a collaboré avec le fonds Urgent Action Fund for Women’s Human Rights et son partenaire bénéficiaire, Labrys, établi au Kirghizistan, pour organiser la Rencontre sur la Solidarité Numérique [Digital Solidarity Convening] pour les activistes féministes et LBTQ des pays d’Asie centrale et d’Europe de l’Est issus de l’ancienne Union soviétique. Cette rencontre a donné un espace aux associations de toute la région pour explorer de quelles façons les stratégies numériques peuvent renforcer le militantisme queer, trans et féministe, tout en tenant compte des implications en termes de sécurité et de durabilité. Ce fut une occasion rare pour les militant·e·s de l’ensemble de l’ancien espace soviétique, une région largement sous-financée, de se rencontrer. Les activistes ont abordé les difficultés d’ordre politique, social et culturel qui les empêchent de s’organiser dans la région, et ont défini des stratégies en vue de futures initiatives régionales conjointes. Les facilitateur·rice·s et les participant·e·s ont fait remarquer que ce type d’événement transnational était particulièrement crucial pour créer une confiance entre les activistes des organisations LBTQI et féministes, ainsi que pour répondre collectivement à la violence, aux réactions hostiles et à l’oppression auxquelles illes sont confronté-e-s.

7. Aller au-delà de l’octroi de subventions : accompagner les activistes dans le renforcement des capacités et le soutien au développement du leadership

Il faut plus que de l’argent pour que les organisations, surtout celles qui sont dirigées par les communautés les plus concernées et défavorisées, soient viables. Astraea considère qu’il est de notre responsabilité, en tant que bailleurs de fonds, de veiller à ce que les partenaires bénéficiaires aient les moyens de se soigner, de survivre, de prospérer, et de renforcer leur pouvoir. L’accompagnement—le parcours aux côtés—des groupes passe par un soutien moral et émotionnel, une solidarité politique pendant les moments de crise et les combats, des conseils pratiques, une assistance juridique et budgétaire et des moyens pour soutenir l’apprentissage, le développement et la pérennisation. Les modalités de cet accompagnement ont toute leur importance. Les besoins en apprentissage et en renforcement des capacités doivent être définis par les activistes et les mouvements dont illes font partie, et le renforcement des capacités le plus efficace et viable est assuré par les pair·e·s et les acteur·rices des mouvements elleux-mêmes.

En tant que bailleur de fonds féministe, nous accordons une attention particulière aux modèles de leadership. Les mouvements dotés d’un leadership intergénérationnel et collectif sont bien plus viables. Nous encourageons les donateur·ice·s à soutenir cette pratique et à financer les efforts des bénéficiaires pour former la prochaine génération de leaders activistes par la pratique et la formation politiques. Il est aussi crucial de soutenir les organisations qui encouragent le leadership dans les communautés les plus touchées, en dépit des obstacles relevant du genre, des questions raciales, économiques, des capacités et autres.

Coup de projecteur sur le renforcement des capacités : BYP100, États-Unis

Réunion nationale de BYP100 à Raleigh, Caroline du Nord, 2016. Crédit : BYP100

L’organisation états-unienne Black Youth Project 100 (BYP100) était à un moment critique de son histoire en 2018, alors que sa première directrice nationale se préparait à quitter ses fonctions. Astraea a octroyé une subvention issue de notre fonds Fertile Ground, à BYP100 pour consolider sa viabilité et continuer à renforcer son pouvoir durant cette période de transition. Ces fonds ont permis à BYP100 d’avoir l’espace et le temps nécessaire pour publier un nouveau plan stratégique, identifier les leaders parmi ses membres, et mettre au point un processus de recrutement et d’accueil de nouvelles recrues. Dans sa quête pour savoir ce que nos mouvements sèment actuellement et ce qu’ils ont besoin de récolter sur le long terme, le fonds Fertile Ground d’Astraea vient en complément de notre financement de base en soutenant les partenaires bénéficiaires pour qu’ils puissent saisir les occasions et renforcer la viabilité et la résilience organisationnelles.

8. Investir dans la sécurité holistique des bénéficiaires et soutenir le travail lié à la justice guérisseuse

Les activistes féministes en première ligne sont confrontées à des menaces de sûreté et de sécurité, que ce soit en ligne ou hors ligne, en raison de leur militantisme qui remet en cause les dynamiques de pouvoir. La marginalisation et l’oppression exposent davantage certains groupes que d’autres au surmenage et à la violence, il faut donc particulièrement en tenir compte lorsqu’on entre en contact avec les collectifs LBTQI. La justice guérisseuse et la sécurité holistique sont deux stratégies qui peuvent être bénéfiques pour les organisateur·ices et leurs communautés en termes de bien-être et de résilience. La justice guérisseuse s’appuie sur des pratiques de résilience et de survie, privilégiant la sécurité collective et le bien-être des communautés comme parties intégrantes de notre libération. La sécurité holistique est une approche qui consiste à intégrer la sécurité physique et numérique dans les soins et le bien-être personnels et collectifs. Ces deux approches sont profondément ancrées dans les pratiques ancestrales des populations noires, racisé·e·s et indigènes, et elles mettent en lumière une politique de justice féministe pour les personnes handicapées, qui valorise la sûreté et la sécurité de tous les corps.

Les bailleurs de fonds peuvent donner accès à des outils, des ressources, à des espaces propices au renforcement des capacités et à la définition de stratégies qui permettent aux associations de développer leurs compétences en matière de sécurité holistique et leur donner accès à des pratiques relevant de la justice guérisseuse. Les bailleurs de fonds doivent partir du principe que ce soutien est nécessaire, en particulier pour les bénéficiaires confronté·e·s à des oppressions multiples et/ou travaillant dans des contextes hostiles, et le leur apporter.

9. Soutenir le travail à l’intersection de l’activisme féministe, des droits numériques et de la liberté sur Internet

Astraea est consciente qu’Internet est un terrain crucial où les droits sont remis en cause. Le militantisme féministe et de la justice sociale ne peut prospérer sans un Internet ouvert et un accès sécurisé aux outils numériques. La technologie donne aux organisateur·ice·s communautaires un avantage révolutionnaire : les activistes sont doté·e·s pour renforcer les communautés, concevoir des messages efficaces, rendre leurs voix plus audibles et toucher leurs publics. Cependant, ces mêmes méthodologies et outils qui ouvrent de nouvelles possibilités de changement social exposent aussi les militant·e·s à la surveillance, à la violence et aux préjudices. Le terrain qu’est Internet/le numérique peut réifier l’oppression de façon qui n’est pas toujours immédiatement visible ou évidente. Les groupes marginalisés sont particulièrement vulnérables car les politiques de gouvernance d’Internet ne donnent pas la priorité à leurs besoins. Il faut impérativement équiper les activistes LBTQI et féministes de compétences, d’outils, de réseaux et de technologies dont illes ont besoin pour exploiter la puissance de la mobilisation via le numérique, tout préservant leur sécurité et leur bien-être. Nombreuses sont les occasions offertes à nos mouvements pour être innovants et faire avancer de manière exponentielle leurs causes, si nous pouvons surmonter certaines limites et obstacles auxquels ils sont confrontés.

Coup de projecteur sur le renforcement des mouvements : CommsLabs, à l’échelle mondiale

Des participant·e·s lors du CommsLabs d’Astraea en République Dominicaine, septembre 2018. Crédit: Carlos Rodríguez

En 2014, Astraea a lancé CommsLabs (Communications, Media and Technology Labs) pour aborder les questions connectées de communication, decapacité médiatique et technologique et de sécurité numérique. À ce jour, Astraea a organisé CommsLabs en Amérique latine, dans les Caraïbes, en Afrique de l’Est et en Afrique australe. Adaptées aux priorités des militant·e·s dans chaque contexte, les rencontres participatives de CommsLabs se concentrent sur la co-création de solutions qui répondent aux besoins des activistes en termes de plaidoyer, de sécurité et de communication numériques. En partenariat avec les spécialistes de technologie, les activistes LBTQI élaborent leurs stratégies et acquièrent des connaissances pour atténuer les dommages et saisir les possibilités qu’offre la technologie. En favorisant les liens intersectoriels, CommsLabs soutient un réseau transnational d’activistes et de spécialistes de technologie pour aborder la liberté et les droits numériques en tant que questions féministes et LBTQI.

10. S’associer avec des fonds dirigés par des femmes et d’autres activistes pour veiller à ce que les subventions parviennent aux bases des communautés

Afin de basculer le pouvoir vers les mouvements féministes communautaires, les donateur·ice·s peuvent s’associer à l’écosystème des fonds dirigés par des activistes officiant au niveau mondial et régional, afin de rendre les ressources accessibles aux associations locales LBTQI et de femmes. Bon nombre de bailleurs de fonds gouvernementaux, multilatéraux et autres donateur·ice·s important·e·s ne disposent pas de mécanismes pour atteindre directement les mouvements, aussi est-il d’autant plus crucial de s’associer avec ceux qui en ont. À titre d’exemple, alors que 28% de l’Aide Publique au Développement (APD) est consacrée à l’égalité de genre, seulement 7% des fonds parviennent aux organisations de la société civile et sur ces 7%, moins de 20% des fonds (1,4% de l’ensemble de l’APD) sont destinés aux groupes qui se concentrent précisément sur l’égalité de genre.8 Du côté de la philanthropie privée, seuls 4% des financements versés par les fondations pour les droits humains ciblent les organisations LGBTQI9 et 23% sont consacrés aux organisations travaillant pour les femmes et les filles.10

Les fonds consacrés aux femmes et d’autres fonds dirigés par des activistes, à l’instar de l’International Trans Fund et d’Intersex Human Rights Fund, jouent un rôle essentiel pour aider les organisations et mouvements locaux à accéder directement aux ressources. Ces fonds font état d’une expertise en matière d’octroi de petites subventions flexibles, d’accompagnement des groupes pour renforcer significativement leurs capacités, et de soutien aux mouvements par le biais de rencontres et d’autres stratégies.11 En tout, les fonds destinés aux femmes touchent un public large: en 2011-2015, les membres de Prospera - International Network of Women’s Funds ont mobilisé 313,5 millions de dollars et soutenu 5 127 organisations de défense des droits humains des femmes dans 173 pays.12

Quatre décennies de financement féministe

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Conclusion

Astraea, Fondation Lesbienne pour la Justice, s’engage à privilégier le leadership, les voix et les programmes des activistes, des organisations et des mouvements communautaires. Nous sommes convaincu·e·s que les principes évoqués ci-dessus sont essentiels à l’avènement de l’égalité et de la justice de genre, et pour êtreun bailleur de fonds efficace. À l’heure où nos partenaires bénéficiaires défient le pouvoir dans leurs propres contextes, nous aspirons à en faire de même. Et nous invitons tous donateur·ice·s à nous rejoindre!

1 Global Philanthropy Project. (2018). Religious Conservatism on the Global Stage: Threats and Challenges for LGBTI Rights, p. 27. Extrait de https://globalphilanthropyproject.org/2018/11/04/religious-conservatism-on-the-global-stage-threats-and-challenges-for-lgbti-rights/

2 American Jewish World Service, Astraea Lesbian Foundation for Justice & Global Action for Trans* Equality. (2017). The State of Trans Organizing (2ème édition), page 27. Extrait de https://s3.amazonaws.com/astraea.production/app/asset/uploads/2017/10/Trans-REPORT- for-the-web-Updated.pdf

3 American Jewish World Service, Astraea Lesbian Foundation for Justice & Global Action for Trans* Equality. (2017). State of Intersex Organizing (2ème édition), page 7. Extrait de https://s3.amazonaws.com/astraea.production/app/asset/uploads/2017/10/Trans-REPORT-for-the-web- Updated.pdf

4 Kimberlé Crenshaw. (1989). Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics. University of Chicago Legal Forum: Vol. 1989: Iss. 1, Article 8. Extrait de: http://chicagounbound.uchicago.edu/uclf/vol1989/iss1/8

5 Schlegel, Ryan. (2019). The gig economy continues to hold back the nonprofit sector. National Committee for Responsive Philanthropy. Extrait de: https://www.ncrp.org/2019/01/the-gig-economy-continues-to-hold-back-the-nonprofit-sector.html

6 S. Laurel Weldon & Mala Htun. (2013). Feminist mobilisation and progressive policy change: why governments take action to combat violence against women. Gender & Development, volume 21, no. 2, page 231-247. Extrait de https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13552074.2013.802158

7 Fried, Susana & Leila Hessini. (2017). Social Change and Opportunity Fund (SCOF) Evaluation, Astraea Lesbian Foundation for Justice, page 5.

8 L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques. (2018). Aid for Civil Society Organisations: Statistics based on DAC Members’ reporting to the Creditor Reporting System database (CRS), 2015-2016. Extrait de https://www.oecd.org/dac/financing-sustainable-development/development-finance-topics/ Aid-for-Civil-Society-Organisations-2015-2016.pdf

9 Human Rights Funders Network et Foundation Center. (2019). Advancing Human Rights: The State of Global Foundation Grantmaking. Extrait de: www.prospera-inwf.org

10 Human Rights Funders Network et Foundation Center. (2019). Advancing Human Rights: The State of Global Foundation Grantmaking. Extrait de http://humanrightsfunding.org/populations/women/

11 Moosa, Zohra & Sunny Daly. (2015). Investing Well in the Right Places: Why Fund Women’s Funds. Mama Cash. Extrait de https://www.mamacash.org/media/publications/mama_cash-why_womens_funds_feb_2015_final.pdf

12 Prospera International Network of Women’s Funds. (2019). Impact 2011-2015. Pour plus d’informations, veuillez consulter www.prospera-inwf.org